mardi 31 août 2010

Affaire Adelsward-Fersen, 13e partie Le Procès.



Affaire Adelsward-Fersen, 13e partie

En août 1903, les revues littéraires, le Canard sauvage, La Plume, l'Ermitage, la Critique, rendent compte en lui accordant plus ou moins d'importance de l'affaire des "Messes noires". La presse quotidienne, ne s'intéresse plus à cette affaire jusqu'à ce qu'elle revienne dans l'actualité avec le procès des deux amis. Fin novembre, début décembre 1903, Me Grandgousier (O Rabelais !), suit le procès pour Le Matin.

Le Matin, 29 novembre 1903



Un Procès à huis clos

Les Messes noires

Laissons-lui, à cette affaire si triste et si platement sale, ce titre, encore qu'il ne soit guère justifié. Mais ces mots prétentieux auront, à nos yeux, l'avantage de nous fournir une nouvelle et précieuse ressource de langage, car notre besogne de chroniqueur est, aujourd'hui, singulièrement pénible, et nous devons en avertir tout de suite nos lecteurs : c'est dans la boue – c'est sur de la boue que nous allons... glisser.
« Messes noires » est donc très commode, et, quand nous emploierons cet euphémisme à la fois moyenâgeux et modern-style, ceux qui peuvent sans danger nous entendre devineront aisément : les autres ne chercheront pas, j'imagine, bien longtemps, et ne trouveront point...
Non, ils n'ont rien de diabolique et de surhumain, les deux malheureux auxquels la société demande compte du double d élit d'outrages publics à la pudeur et d'excitation de mineurs à la débauche. On a beaucoup exagéré toute la partie décorative des scènes, au fond crapuleuses, dont fut le théâtre une garçonnière – une « frissonnière » selon le néologisme décadent par lequel de Warren la désigne – de l'avenue de Friedland. Ces tableaux vivants, ces peignoirs légers, ces émanations d'encens, ces petits gâteaux et ces têtes de mort ne dépassent guère l'écœurante esthétique de garçons coiffeurs en goguette.

Psychologie d'inculpés

Ces deux jeunes gens – ils ont vingt-trois et vingt-deux ans – sont malgré leur noble particules, vulgairement, roturiérement vicieux, et c'est pitié d'entendre qu'à leur sujet on cite les grands noms de Baudelaire ou de Verlaine. Pour les comprendre, c'est en bas qu'il faut regarder, dans cette cohue interlope qui fait la clientèle d'un bal des environs de l'école où ils se rencontrèrent. Là se coudoient maints déséquilibrés dont l'ignominie n'a rien de littéraire. Elle relève seulement de la physiologie, et tout ce qu'on pourra dire de plus compréhensif, de plus indulgent, sur le cas de notamment d'Adelsward, a été dès cette audience très explicitement formulé par M. Valon, le médecin aliéniste qui examina l'accusé.
D'Adelsward, hériter de grands-parents fous, alcooliques et épileptiques, eût dans son enfance des convulsions qui le mirent en danger de mort. Plus tard on a put observer en lui ce signe très caractéristique d'un mauvais état cérébral : le goût, l'amour du mensonge perpétuel, du mensonge inutile. Il aurait fallu, pour conjurer les développements du mal dont il avait en naissant apporté le germe, une hygiène morale très rigoureuse et très constante. Mais il fut de bonne heure jeté dans cette si dangereuse atmosphère de l'internat, fatale à tant de tempéraments plus purs que le sien.
C'est le procès de l'internat, cette affaire des Messes noires. Ce sont les abominations secrètes de plus d'un de nos lycées parisiens et provinciaux qui sont aujourd'hui étalées devant le tribunal de la neuvième chambre correctionnelle. Je comprends que M. le président Bondoux, d'accord avec M. le substitut Lescouvé ait prescrit le huis-clos pour ces scandaleux débats.


Je dois le dire, l'attitude des accusés est convenable. D'Adelsward avoue, non pas les faits délictueux qui lui sont reprochés, non pas « l'initiation » des enfants et la publicité des débauches, mais certains actes immoraux dont, du reste, il déclare qu'il a lui-même horreur aujourd'hui et dont il aurait voulu se racheter par l'amour et par le mariage. De Warren nie tout, avec de grands gestes indignés. Ils font ainsi un contraste assez intéressant à observer. Évidemment, d'Adelsward est de beaucoup supérieur, par l'esprit comme par l'éducation, à son co-accusé. Du moins, ni l'un ni l'autre ne sont des cyniques.

Confession

Au cours de son interrogatoire, d'Adelsward explique que ses premières années d'études manquèrent de cette unité de direction si nécessaire au développement harmonieux d'un jeune esprit. Il changea fréquemment d'un jeune esprit. Il changea fréquemment de lycée et fut successivement interne à Sainte-Barbe-des-Champs, à Sainte-Barbe de Paris, au lycée Michelet, à Janson-de-Sailly.
-De là j'ai passé au lycée de Rochefort ; je me destinais à l'École Navale. Mais, je n'ai pu rester à Rochefort parce que je ne suis pas doué pour les mathématiques. Je suis rentré à Paris et j'ai préparé mon baccalauréat de rhétorique à l'école Descartes. Ensuite, je fus envoyé à Saint-Germain-en-Laye, où je suis resté deux ans. J'y suivais des cours à l'École des sciences morales et politiques. J'ai été élevé très durement par mon père, très tendrement par ma mère. Au Collège, je regrettais les caresses de ma mère. J'avais dans le cœur un vide immense. Mes camarades – mes aînés, les « grands » - m'ont offert des « distractions » : grâce à eux, à douze ans je savais tout et mon imagination éveillée, surexcitées, s'orienta dès lors vers le mal avant qu'en réalité ma raison eût appris à le discerner du bien. Et puis je commençais à traduire Virgile, Théocrite, Platon, et je retrouvais chez eux, sous des couleurs poétiques et belles, les choses mêmes qui se pratiquaient sous mes yeux. A dix-huit ans, je me passionnai pour la lecture : les sonnets de Shakespeare et le Là-bas de Huysmans ont eu sur moi une influence profonde. Depuis lors, jusqu'à l'an dernier – sauf mon court séjour à Venise où je tombai amoureux d'une très jeune fille dont je croyais avoir entendu la voix dans mes rêves – je me suis donné tout entier aux recherches artificielles, à ces curiosités esthétiques qui ne sont en somme, je le sais bien maintenant, que de la fange et de la honte. Brusquement j'ai eu comme une illumination : j'ai vu la vérité et j'ai fait un grand effort. J'ai espéré qu'un amour véritable pourrait encore me sauver. Et j'ai aimé, en effet, j'ai silencieusement aimé une jeune fille pure. Peu à peu s'affirmait en moi l'espérance et c'était déjà presque la certitude, quand tout à coup a sonné l'heure de l'expiation.
Ces déclarations ne laissent pas de produire un effet profond sur le public – car, en dépit du huis-clos, il y a un public : beaucoup d'avocats, des journalistes et les pères des enfants qui seront entendus comme témoins.
Je passe sur les répugnants détails des Messes noires. D'Adelsward se défend d'avoir été un professeur de vices, d'avoir recruté ses élèves aux abords des lycées :
- Mes prétendus élèves en savaient autant que moi. J'avoue bien des choses et c'est assez pour ma honte. Mais je ne puis dire que la vérité. J'ai pratiqué l'immoralité avec des jeunes gens qui partageaient mes goûts, mais je ne la leur ai pas apprise.


L'Ami du baron

L'interrogatoire de de Warren est plus rapide et moins intéressant que celui du baron d'Adelsward. Celui-là aussi a passé de collège en collège, sans pouvoir du reste parvenir au baccalauréat. Il convient que ses études ont été, en somme, fort négligées. Tandis que d'Adelsward est riche et possède de 30 à 40,000 francs de rente, de Warren n'a pas de ressources. Un jour, il s'est cru destiné à faire fortune dans le journalisme et il est allé voir le rédacteur en chef d'un journal du soir. Ses débuts étaient modestes.
- Vous pouviez, lui dit le président, espérer dans un journal le poste de cycliste et je crois que vous l'avez obtenu ?
- Non pas ! J'ai accepté une situation très humble, mais j'espérais la dépasser : je me disais qu'il était bon de commencer par le dernier échelon et j'ai fait des bandes.
- Est-ce que d'Adelsward, au cours de vos relations avec lui, ne vous a pas donné de l'argent ?
C'est d'Adelsward qui se charge de répondre :
- De Warren a été très correcte, déclare-t-il, et je ne lui ai jamais donné d'argent.

Triste défilé

Voici la partie la plus pénible de cette lourde audience : ce sont les dépositions des enfants qui figuraient, à la « frissonnières », dans les tableaux vivants et jouaient aussi, hélas ! Leur personnage dans le tête-à-tête des Messes noires. On sait bien qu'il était difficile, impossible d'épargner à ces pauvres petits et à leurs pères la honte et la douleur de cette comparution devant les juges, de cette confession publique. Mais il est vraiment écœurant d'entendre ces gamins de douze et de quatorze ans bégayer leurs accusations, qui sont aussi des aveux.
C'est triste et sale.
Plusieurs d'entre eux, du reste, eurent le bonheur de traverser la garçonnière sans en rapporter des souvenirs qui puissent peser sur leur cœur et leur mémoire. C'est le cas du fils de l'un de nos peintres les plus célèbres, qui ne se douta pas un instant des secrets mobiles et de la nature spéciale de la bienveillance dont le baron l'accablait. Mais comment comprendre qu'on ait laissé cet enfant à la barre pendant que le président lui-même lisait la déposition d'un témoin absent ? Cette déposition est l'une des plus circonstanciées, l'une des plus « messes noires » que nous ayons dû subir. A voir l'enfant l'écouter, à suivre dans ses yeux intelligents les impressions que cette lecture faisait naître dans son esprit, on croyait rêver, et le prétoire correctionnel se transformait en je ne sais quel lieu étrange, invraisemblablement inhumain, où c'étaient les défenseurs officiels de la morale publique qui se chargeaient, inconsciemment, d'éveiller dans une âme innocente la mauvaise pensée !
Je n'insiste point sur les péripéties de cet insupportable défilé. C'est toujours la même histoire qui se répète sans se renouveler. Il n'y a rien de si court, on le sait, que l'obscénité.
Nous avons vu passer aussi des domestiques, des concierges. Ils ont ramassé dans la boîte à ordures des lettres compromettantes ; ils ont grimpé sur des échelles pour voir, grâce à l'entrebâillement des rideaux, ce qui se passait chez le baron. Ces curieux ont fini par se décider à éclairer la justice.
Mes Demange et Henri Robert assistent les deux accusés.
La suite des débats est remise à jeudi.

Me Grandgousier.

Le Matin, 4 décembre 1903.

Les « Messes noires »

Cette seconde audience aura été moins lourde, moins nauséeuse aussi que la première.
Samedi, c'était, crument, l'affaire même, dans sa répugnante et ridicule horreur. Et c'était la confession navrante de l'un des deux accusés ; la franchise de ses aveux, toujours limités, sollicitait notre sympathie que leur objet lui aliénait. Et c'était les protestations d'innocence de de Warren ; le geste ni le ton ne rencontraient notre crédulité. Et surtout c'étaient les tristes, les intolérables confidences des malheureux enfants qui avaient joué dans la « frissonnière » trop fameuse le rôle d'acteurs ou de spectateurs.
Hier, sur ce fond désolant, nous avons entendu trois orateurs parler avec élévation, avec éloquence.
M. le substitut Lescouvé nous a, pendant près de deux heures, intéressés à la thèse de l'accusation. La rigueur du parquet se mitigeait de beaucoup d'indulgence. « Justice et pitié », tel pourrait être l'exergue de cet abondant discours que personne n'a trouvé long. Tout en conjurant le tribunal de ne point laisser sans répression des actes abominables, le magistrat lui a demandé de ne point davantage oublier que le devoir des juges est double : ils doivent frapper les coupables, mais mesurer le coup à la culpabilité, à la responsabilité ; ils doivent se souvenir, au moment même où ils condamnent, qu'ils ont à rechercher s'ils peuvent préserver d'une rechute le condamné, le protéger contre lui-même et l'aider à se relever.
Ici, Jacques d'Adelsward qui, jusqu'à cet instant, avait victorieusement lutté contre une émotion sans cesse grandissante, a été brusquement secoué d'un long sanglot et s'est caché le visage dans ses mains.
Que vous dire des plaidoiries de Me Demanges et de Me Henri Robert ? Il serait intéressant de comparer les genres, si différents, d'éloquence judiciaire dont ces deux maîtres, qui incarnent deux époques, sont parmi les plus fameux représentants. Mais nous ne faisons point ici de la critique littéraire. Ils nous suffira de dire qu'ils n'ont ni l'un ni l'autre déçu l'attente des confrères venus pour les entendre.
D'Adelsward et de Warren sont acquittés sur le chef d'outrages publics à la pudeur. Mais pour excitation habituelle de mineurs à la débauche, ils sont condamnés à six mois de prison, 50 francs d'amende et cinq ans de privation de leurs droits civils, civiques et de famille.

Me Grandgousier.

Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)
Affaire adelswärd-Fersen (7e partie)
Un article de Gaston Leroux. Affaire Adelswärd-Fersen (8e partie)
Interview de Jules Bois. Affaire Adelswärd-Fersen (9e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (10e partie)
Le Canard Sauvage. Philippe. Jarry. Affaire Adelsward-Fersen (11e partie)
Alfred Jarry, Lucien Jean, Georges Roussel. Affaire Adelsward (12e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (14e partie).

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